Première règle: Se fier à ses intuitions, même lorsqu’on ne peut s’expliquer les raisons de ses inquiétudes. À Munsyari, j’enquête sur l’itinéraire passant par le village de Bauna puis par trois cols entre 3500 et 3900 mètres pour rejoindre la vallée de Darma et Darchula. « Sauvage, me répond le guide d’une agence de trek, vous ne croiserez personne par là-bas ». Est-ce pour éviter une galère au moment où le voyage de Marianne touche à sa fin? Pour plus de tranquillité, ne pas prendre le risque de se perdre? Je lui demande s’il est possible de prévoir un guide local pour nous accompagner, quelqu’un qui marche vite car nous voulons traverser les crêtes en deux jours. Après quelques coups de fils, cela s’avère compliqué. Nous irons donc seuls. La première étape consiste à rejoindre Bauna. Nous nous attendons à une journée facile, la matinée sur la route, l’après-midi à remonter tranquillement le lit d’une rivière. C’est là qu’intervient la deuxième règle: ne jamais se faire d’idée préconçues sur la nature d’une étape. Nous portons notre nourriture pour 4 jours. Le sentier monte en lacets, interrompu par une série d’éboulements, dans une vallée adjacente à celle du village. Je ne comprends pas ce cheminement, ça m’énerve, ça grimpe, en plein soleil. Je crois m’être trompé dix fois mais les villageois que nous croisons nous confirment la direction. Nous parvenons finalement à Bauna fatigués, Marianne enrhumée. Un groupe d’hommes réunis sur une terrasse nous hèle. Ils étalent un tapis sur un muret et nous invitent à nous asseoir. Aucun ne parle anglais. Ils nous indiquent une maison un peu plus loin où nous pourrons dormir. Le plus souriant et le plus disposé à nous aider s’appelle Tilok. Il nous conduit à cette maison abandonnée mais propre, le squat idéal, puis s’assoit et observe notre installation. Il rit et se lance dans des tirades en hindi dont nous ne comprenons rien. Il décortique un beedi pour en mélanger le contenu avec du haschich puis bombe le torse pour nous indiquer toute l’énergie qu’il compte tirer de son pétard. Troisième règle: persévérance. Je lui demande s’il pourrait nous accompagner demain jusqu’au Daharti khal, le premier col. Nous éviterons ainsi de perdre du temps en impasses et autres « up et down » inévitables lorsqu’on cherche sa voie. C’est d’accord pour lui, départ à 7h le lendemain.Nous partons gaiement sous le soleil à l’assaut du col. Pente raide, comme partout ici. Nous buvons un thé très poivré chez un ami berger vivant sur les hauteurs auquel Tilok apporte des pommes de terre. Sourire d’aise de l’ami qui vit de peu avec ses chèvres. Près d’un ruisseau, Tilok sort de son sac des chapatis et un plat de pommes de terre au curry qu’il a préparé pour nous. Nous sommes touchés par sa bienveillance mêlée d’une constante bonne humeur. Il marche en chaussures de ville, fume comme un four à bois, et file devant nous comme un petit lutin ailé. À 10h30, nous sommes au col, 1300 mètres plus haut que le village. Selfie tous ensemble, grands sourires, sous les regards scrutateurs d’un groupe de langurs -de jolis singes gris à tête noire cernée de blanc- qui observent notre manège depuis un promontoire voisin. Tilok s’en retourne au village, nous descendons vers le fond de la vallée suivante pour déjeuner avant l’ascension vers un autre col à 3800 mètres. Quatrième règle: être prêts à tout. De gros nuages couleur d’acier roulent sur les sommets. « Il se pourrait bien qu’on prenne la nuit » dis-je à Marianne tandis que les « Maggi noodles » gonflent dans l’eau bouillante. Quelques minutes plus tard, les premières gouttes tombent, puis du grésil qui se transforme en neige lors de la montée au col. Nos pieds sont trempés, Marianne glisse sur le sentier, ses appuis incertains et bientôt, une fine couche de poudre blanche recouvre notre unique lien avec le monde habité. J’enregistre la trace GPS de notre parcours sur mon téléphone portable afin d’assurer notre retraite. Arrivé au col à 3800m, j’exprime mes doutes sur la poursuite de l’itinéraire. Mon expérience de pilote de ligne m’incite à la plus grande méfiance envers les situations où l’on s’enfonce peu à peu dans un entonnoir dont il est difficile de s’extirper par la suite. Mais Marianne coupe court: « hors de question de redescendre les pentes que l’on vient de gravir! » Ces descentes vertigineuses lui font horreur. Elle a peur de ne pas y arriver avec ses genoux si fragiles. Nous continuons donc vers le lieu de bivouac prévu en contrebas du glacier de Jimba, au fond de cette vallée sauvage dont la seule issue est un nouveau col à 3900m. La neige continue de tomber, tandis que les doutes s’installent. Nous progressons à pas de fourmi et parvenons à la rivière coulant du Jimba vers 15h30. Je crève d’envie de poursuivre, de remonter les 500 mètres qui nous séparent de la dernière vallée à descendre jusqu’au village de Sumdum. Mais Marianne est cuite. Notre seule option est donc de s’installer ici pour la nuit et de prier pour qu’il s’arrête de neiger. Que valent les prévisions météo qui étaient bonnes pour les villes de Munsyari et de Darchula, chacune sur un versant de ces montagnes? Cette neige n’est elle due qu’à l’activité du soleil qui fait pousser les nuages ou bien est-ce une perturbation qui fond sur nous? Il nous faudra nous endormir avec ces questions… En attendant, je quitte Marianne à 16h10, au chaud dans son duvet, pour monter jusqu’au col de sortie et enregistrer la trace GPS. Cela nous garantira une issue vers l’avant si la neige recouvre le sentier dans la nuit. À condition toutefois que de l’autre côté du col, on puisse repérer le chemin de descente…

18h, il fait déjà nuit, nous parlons peu, nous nous couchons, reportant la décision de l’avancée ou de la retraite au lendemain matin, en fonction de la météo. Je me réveille à 23h30, rallume mon téléphone portable pour scruter à nouveau les courbes de niveau sur mon application et tenter d’y trouver des réponses à mes questions. De temps à autres au cours de cette nuit sans grand sommeil, la lumière d’une lune fade filtre à travers les nuages. Dès 5h30, nous posons nos regards sur le sol pour vérifier si la couche de neige s’est épaissie. La réponse est non. Et vers le ciel? Il semble dégagé. 


–départ le matin du deuxième jour, au fond le glacier de Jimba–

Bientôt le glacier de Jimba scintille sous les premiers rayons du soleil ainsi que les pentes exposées vers l’Est que nous avons descendues la veille. Il nous vient à l’esprit que celles qui nous attendent de l’autre côté du col ont la même exposition. Cela nous encourage à poursuivre car elles sont moins enneigées que le couloir orienté à l’Ouest que nous gravissons à présent, toujours très lentement dans mes pas de la veille qui forment de petites plaques de verglas. Une heure et trente minutes plus tard, un premier soulagement. Parvenus au Bhalsi pass, nous décryptons le cheminement de descente partiellement enneigé. Mais nous ne nous sentirons véritablement libérés que lorsque nous apercevrons le village de Sumdum, à portée de basket, quelques heures plus tard. 

Les rafales de vent, menacantes hier, me semblent alors comme une caresse divine. Aux premières femmes montant aux champs, croisées sur le sentier, j’ai envie de dire: on revient de loin !


–la vallée de Darma menant à Darchula–

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