Livre de photographies paru aux éditions Transphotographic Press en 2007.
Caractéristiques techniques
Ouvrage relié au format 218×225 (à la française)
112 pages intérieures
62 photographies numérisées à partir des originaux Polaroïd SX-70 et reproduites en quadrichromie, trame 242
Impression quadri recto/verso + vernis sur papier couché GARDAMATT 170g
Façonnage, cahiers cousus, dos carré relié
Tirage : 1500 exemplaires dont 100 exemplaires numérotés
Prix : 38 € (pour l’acheter, me contacter : info@nomadeduciel.com)
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Nomade du ciel par Jean-Christian Fleury
Pour le nomade, le voyage n’est pas un état de transition. C’est une manière d’être, pérenne, une identité, le contraire d’une aventure. C’est le quotidien du pilote de ligne : celui de François Suchel, indéfectiblement prêt à répondre, moins à l’appel du large qu’aux exigences, toujours renouvelées, de ses plans de vol.
Peu de points de repères dans cette vie à la fois programmée et instable : chaque semaine, un nouvel équipage, une nouvelle destination parmi les cinquante desservies par les Airbus A 330/340 de sa compagnie. Gens et villes à peine connus, parfois à peine aimés, déjà disparus. Les temps morts entre les vols sont les vrais moments de vie. Lors de ses escales lointaines, entre les deux parenthèses d’une énième arrivée et d’un nouveau départ, François Suchel photographie. Son regard, plutôt que de s’attarder sur les gens ou les choses, les effleure, les caresses, comme si les rues, les visages, les corps, entrevus au rythme d’une déambulation sans but précis, s’avéraient d’une extrême fragilité. Tout juste prend-il le temps, grâce à l’usage du Polaroïd, de rendre leur image aux inconnus qu’il croise.
De passage, toujours de passage : les noms des lieux ou des personnes entrevues s’estompent puis tombent dans l’oubli. Mais les sensations, les atmosphères demeurent. Plus tard, elles recomposeront une géographie mentale, peu soucieuse d’exactitude, et ordonneront la succession des images selon la déclinaison des humeurs.
Dans ces réminiscences indistinctes des lieux, dans cette instabilité du temps, un point de repère à l’horizon demeure : celui de l’éternel retour à la maison, de l’ancrage familial, des retrouvailles avec les enfants. Leurs naissances, leur croissance, leurs maladies, leurs jeux scandent le temps éclaté du pilote, oriente son errance. Ils lestent son destin. La vision flottante du voyageur en transit laisse alors place à l’observation attentive du père trop souvent absent. Jamais pourtant, la surprise ou l’émotion n’altèrent la distance lucide, parfois ironique, toujours élégante, que le photographe a, une fois pour toutes, adoptée et que traduit sa palette de couleurs : celles délicates et évanescentes du Polaroïd.
Ainsi, les images de François Suchel se lisent-elles comme un journal personnel paradoxal : la chronique intimiste et murmurée d’un homme projeté sans répit aux extrémités de la planète.
Jean-Christian Fleury
Entretien avec Alexandre POUSSIN
Après avoir fait le tour du monde en vélo ou traversé la chaîne himalayenne en short et baskets, Alexandre Poussin s’est forgé la conviction que la légèreté, l’humilité et l’allure laborieuse d’un marcheur comptant sur l’hospitalité sans cesse renouvelée des peuples croisant son chemin chaque soir, sont les meilleurs garants d’une véritable rencontre humaine.
Une idée simple et engagée du voyage culminant avec « Africa Trek » : traversée intégrale de l’Afrique réalisée avec son épouse Sonia pendant trois années. Vaincre voyageur, il a déjà publié de nombreux ouvrages.
Visions croisées de deux nomades impénitents :
François Suchel (FS) : Nous sommes chacun des professionnels du voyage mais nos manières d’être voyageurs semblent opposées : je survole en quelques heures ce que vous avez mis 3 ans à parcourir et je passe mes escales dans des hôtels de luxe quand vous vous contentez de la paillasse que l’on veut bien vous offrir. Je voyage en avion entouré de technologie dernier cri dans un univers complexe et de plus en plus encadré quand vous marchez avec une approche simplissime qui nous ramène à nos origines. C’est une opposition radicale ; et pourtant vous ne prenez pas plus le temps que moi de rester, toujours sur le départ, en mouvement, tiré par l’objectif. Et de mon côté, si l’escale est courte elle n’empêche pas pour autant la rencontre et la communication que les émotions fugitives du Polaroïd suffisent parfois à établir. Nous partageons la même obligation nomade, la même instabilité, le même désir de contact.
Alexandre, que représente le voyage pour toi ?
Alexandre Poussin (AP) : C’est un acte d’une pièce qui se joue à l’échelle de la vie. Depuis tout petit j’ai cette préoccupation de rythmer ma vie avec ces scènes toujours nouvelles et toujours différentes. Pour ne pas vivre au présent et goûter le temps qui passe, suspendre sa course. Une des motivations de toute ma démarche reste certainement le désir de lutter contre le temps et son échéance finale.
FS : Alors pourquoi la marche à pied ?
AP : C’est à mes yeux le meilleur moyen d’appréhender l’autre. Nos hôtes d’un soir savent par quoi on est passé pour venir jusqu’à eux. Cela abolit les barrières habituelles et crée une proximité magique.
L’autre intérêt de la marche réside dans la géographie, la compréhension d’un territoire, les montagnes ou les cours d’eau, les nations, les frontières. J’aime ressentir les gradations, les étapes qui m’ont conduit à un endroit. C’est toujours un chemin initiatique.
Enfin, la marche c’est un luxe, une retraite de notre monde et de son mode de fonctionnement. Lorsque tu marches le temps est multiplié par 300, il subit une dilatation phénoménale. Nous ne sommes d’ailleurs pas partis 3 ans en Afrique mais mille ans !
FS : C’est exactement l’inverse en avion. L’avion compresse le temps et l’espace. Les gradations sont visibles mais sans pouvoir les apprécier. J’ai parfois l’impression d’être téléporté à l’autre bout de la planète dans un mouvement beaucoup trop rapide. Et la succession ininterrompue de ces mouvements peut générer une perte totale de sens lorsque l’on pense à ses proches, à sa famille et que l’on regarde la terre et le temps filer sous nos pieds. Quinze années dans les avions, dix mille heures de vols et j’ai l’impression d’avoir commencé hier. Le paradoxe est que l’on choisit ce métier pour rompre le quotidien mais le manque de repères temporels et spatiaux conduit à instituer des habitudes en escales, se recréer un cocon et tu finis par perdre le quotidien tout en retrouvant la routine.
AP : La légitimité de tes photos réside justement dans cette souffrance, dans le hiatus entre la réalité du voyage tel que tu le vis et le vrai sens que tu y mets et que l’on devrait tous y mettre. L’important est ce que tu ramènes, ce que tu partages, la photo, le moment fugitif, l’instant sublimé qui raconte cet effleurement des choses et dans lequel d’autres vont se retrouver.
FS : Le sens du voyage est également primordial pour toi.
AP : Je ne crois pas au vagabondage. Je ne crois pas que le voyage va nous « faire » naturellement. La tendance boboiste actuelle consistant à penser que le voyage n’est pas dans la destination mais plutôt dans le chemin est un cache misère. Le travail consiste à réussir à exprimer sa quête et la mettre en œuvre plutôt que d’essayer de justifier une forme d’errance derrière une lapalissade. Trouver l’objectif, s’y tenir et respecter les règles que l’on s’est fixé est fondamental. Moi, je cherche l’Homme, du partage, de la compréhension du monde. En marchant je fais mon travail de journaliste et ma présence ne se justifie que parce que j’ai des lecteurs français. J’essaie de leur rapporter une nouvelle perception des réalités humaines que je traverse.
FS : Mais n’y a-t-il pas une contradiction entre votre curiosité vis-à-vis de l’autre, votre désir de témoigner de son existence et une inévitable superficialité liée à votre nomadisme ?
AP : Nous n’avons pas la prétention de la profondeur. Notre témoignage est par nature subjectif et il s’agit plutôt de brosser une sorte de tableau global. En même temps nous évitons l’écueil du sociologue qui passe sa vie à reconstituer une certaine réalité quitte à finir par se noyer dans un verre d’eau.
FS : Et le nomadisme vous permet aussi d’éviter l’écueil marchand.
AP : Nous restons dans un rapport de marcheur et non de marchand. La sédentarité te réoccidentalise et recrée un gouffre entre l’autochtone et le toubab. En restant peu de temps, nous évitons d’être une charge pour nos hôtes, de tomber dans la nécessité de rétribuer un service rendu ce qui fausserait nos rapports. De la même manière lorsque tu fais une photo, rétribuer le sujet serait pour moi une sorte de déni, une instrumentalisation de l’autre.
FS : En effet la photo est un échange, le fruit d’une émotion qui doit rester en dehors de l’argent. En revanche j’ai donné beaucoup de Polaroïds et c’était souvent assez étonnant de voir les réactions spontanées de bonheur liées à la magie de l’image. Le rapport à l’image est très différent dans les pays du sud. Il y a une vraie curiosité voire parfois une fierté à ce qu’on s’intéresse à eux. Et le Polaroïd est particulièrement impliquant car la prise de vue amène l’objet papier, ce petit tirage qui se développe sous nos yeux, qui lui-même amène l’échange et la rencontre.
D’ailleurs un des grands intérêts de votre démarche tient à mon avis beaucoup à votre implication personnelle. Un engagement très fort et un cahier des charges très précis n’est-ce pas ?
AP : Absolument. Toujours marcher, ne jamais succomber à la tentation du camion. Jamais d’hôtel, ne jamais céder à la facilité de la carte bleue et de la bonne bouffe. Aller chez la première personne qui aura signifié envers nous son humanité, et son enthousiasme, sa joie de nous accueillir. Endosser la condition des africains recouvre une réalité dure et crue. Le renoncement à l’hygiène, l’intimité, le confort et la sécurité fut le prix à payer pour tous nos trésors de rencontre.
FS : Cette approche vous a valu la mise au point de règles empiriques que j’aime beaucoup. Peux-tu nous en parler ?
AP : Il y a d’abord la règle de l’emmerdeur du troisième jour : lorsque tu arrives le premier jour, tout est très positif, c’est l’enthousiasme de la rencontre, tout le monde est fasciné, l’échange est productif. Le lendemain les gens te parlent de leur problèmes religieux, sexuels, politiques, intergénérationnels, tu rentres dans la profondeur. Et le troisième jour ils te demandent des choses, le voisin va venir te taper car il a entendu que tu étais là, le flic du coin vient vérifier tes papiers et trouve un problème sur ton visa ou les voyous commencent à trouver ta femme bien à leur goût. Partir avant le troisième jour nous permet ainsi de rester dans le positif et d’éviter les mauvaises rencontres.
FS : Encore une fois la compression du temps ! Rapporté à mes pérégrinations photographiques ce serait plutôt l’emmerdeur de la sixième minute. Parachuté en plein territoire inconnu avec un appareil photo autour du cou je suis hautement suspect. Tu as toujours cinq minutes tranquilles pour agir mais au-delà, selon les pays et les villes les ennuis peuvent commencer. Le Polaroïd et le fait de pouvoir donner une photo m’ont souvent sauvé la mise. Tu passes moins pour un voleur. Aux USA, dans les lieux publics la surveillance est telle qu’à peine arrivé on sait déjà que tu es là et comme au pays de la liberté tout est protégé tu n’as pas sorti l’appareil qu’on te menace déjà de prison si tu t’en sers. A l’opposé j’ai passé des après-midi magiques à la gare Victoria de Bombay sans que personne ne me demande quoi que ce soit.
AP : Les fins de journées furent également miraculeuses pour nous. C’est le miracle de la cinquième heure : invariablement, une heure avant le coucher du soleil quelqu’un venait à notre rencontre pour nous proposer le gîte. C’était d’une régularité confondante. En Afrique la nuit est dangereuse, elle appartient aux esprits et aux fauves, on ne laisse pas marcher les gens la nuit.
FS : Mais le jour aussi peut-être dangereux. En regardant Africa Trek On a parfois l’impression que tu places ta vie entre les mains du destin.
AP : L’inconnu est le sens même de l’aventure. Mais le fatalisme africain est souvent étayé de bonnes raisons. Par exemple les lions n’attaquent pas le jour sur une piste. En fait une préparation minutieuse et des stratégies d’adaptation locales permettent le plus souvent d’éviter le pire. Les risques sont inhérents à notre activité mais nous faisons le maximum pour les limiter. Et nous travaillons sans sponsor donc sans pression, sans contrat, en totale liberté.
FS : Cette notion de liberté qui soufflait à l’oreille des pionniers a disparu de l’aviation moderne.
Mon activité est de plus en plus encadrée. Nous sommes envahis de règlements, de procédures, on écrit tout, on étouffe sous les papiers. Tes voyages me font rêver parce qu’ils évoquent pour moi la légèreté, la liberté. Pourtant n’es-tu pas prisonnier de tes objectifs et des contraintes que tu t’es fixé ?
AP : Tout à fait mais la liberté réside justement dans le respect de ses choix. Le rêve, l’idée s’actualise dans l’action pour laquelle tu dois définir des moyens qui te permettront d’aboutir. La succession de tous les petits choix te conduit, librement, parce que c’est toi qui l’a décidé dans la direction choisie. Il faut être esclave de ses objectifs sans quoi rien n’est possible. Tout se paye, tout à un prix. En divaguant, tu peux imaginer que tu seras inspiré par d’autres choses mais au final le risque de te perdre est plus grand : c’est en suivant ton plan que tu seras le plus inspiré.
FS : Ton inspiration a-t-elle une émanation spirituelle ?
AP : Je conçois la vie comme un tout. Nous sommes en totale adéquation avec la notion de pèlerin, de renonçant, de starets. En totale phase avec les choses de l’esprit mais je ne peux dissocier l’esprit du corps, du sport, de la soif d’aventure, de l’amour et maintenant de la famille. Je ne suis pas comme un sadhu dans une quête exclusivement spirituelle. J’ai fait de ma quête un métier et tout est dans le même sac. Le sac, c’est ma tête. Mais il est vrai que ma démarche est un questionnement perpétuel du grand mystère de la vie. Et le nomadisme est un élément de réponse : la vie sédentaire et urbaine finit par scléroser le sens de la vie. Cela ne suffit pas de travailler pour gagner de l’argent, gagner de l’argent pour vivre, vivre pour se reproduire, etc. les questions fondamentales restent en suspens. Le nomade avance et même s’il ne sait pas pourquoi, au moins il découvre sans cesse du neuf, se remet en question et en danger. L’enfer c’est l’immobilisme, la vie emprisonnée, le manque d’évolution. Le paradis c’est le changement, la mutation, l’élévation vers la lumière, la transcendance.
FS : Je me pose également ces questions et je pense comme toi qu’une réponse possible est de prendre la liberté de s’accomplir. Trouver sa voie, peut-être sa spécificité et tout faire pour dérouler son chemin dans la direction choisie. L’expression créative me semble un excellent facteur d’épanouissement. D’ailleurs je te vois un peu comme un artiste et Africa Trek une forme d’absolu du voyage. Une des petites lumières dont tu parles. La difficulté après un tel voyage est peut-être le retour ?
AP : Non, le retour n’a pas été difficile. Nous avions toutes les justifications professionnelles, humaines et physiques pour rentrer. Quand on atteint son objectif, on est content de revenir au port. Un chalutier qui revient de sa campagne de pêche gavé de thons est un chalutier heureux. Cela dit après avoir vécu trois années dans l’amour, dans cette humanité simple des sociétés traditionnelles nous avions un peu oublié la complexité occidentale. Tu reviens dans une sorte d’inhumanité généreuse, un état providence désincarné qui fait ton bien contre ton gré et qui décide pour toi. Mais tu en as les bienfaits : tu te fais mal, tu vas à l’hôpital, on s’occupe de toi avec ou sans amour mais ça fait du bien. En Afrique tu serais mort malgré toute la bonne volonté des gens.
FS : Parle-nous de toutes ces rencontres magnifiques en Afrique.
AP : En chaque être humain je vois le mystère de l’incarnation, ça me passionne, ça m’inquiète, ça m’excite. Quelle que soit la couleur de peau, l’origine sociale ou la culture. Dans la rencontre il y a en effet d’abord le code, le statut : le PDG, l’ouvrier, le paysan, etc. Puis derrière il y a l’homme. Et lui m’intéresse, toujours. Il me semble que si je faisais ton métier je m’orienterais vers cette quête.
FS : Il est vrai que nous volons à chaque fois avec des individus différents. C’est un immense potentiel de rencontres mais j’évolue dans un système de relations assez formalisé et nous ne pouvons malheureusement toujours éviter clichés et à priori. Cette problématique intéressante de l’image que l’on donne de soi en uniforme, et de l’être humain qui se cache parfois derrière m’a donné l’idée d’un nouveau projet photographique actuellement en cours. En fait, de la même manière que tes voyages sont des tentatives de réponse à tes questions fondamentales, la photo est pour moi un moyen d’interroger mes angoisses.
AP : Tu es un opérationnel. Les pilotes sont en voie de robotisation, on ne te demande pas d’avoir de sentiments ni d’être un artiste et ça peut même se retourner contre toi. Comme toi j’ai le rêve, le souci d’être un homme pluriel et nous sommes toujours mal perçus partout car on ne peut pas nous mettre d’étiquette. Mais ce n’est pas grave, c’est le prix à payer de notre liberté.
FS : Ton voyage s’achève par un heureux évènement. Doit-on en conclure qu’il a scellé votre couple ?
AP : Dans le christianisme on dit que le verbe est créateur. La faillite de beaucoup de couples est la faillite de la communication. On se parle dix minutes le matin et dix minutes le soir. Quant à nous, on s’est parlé dix heures par jour pendant mille deux cent jours. A ce rythme tu peux tout mettre à plat. Et nous sommes arrivés à Tibériade plus amoureux que l’on ne l’était à Bonne Espérance !
FS : Le verbe met tout à plat, c’est finalement comme la photo !